L’espace public des nuits parisiennes

Usages, tendances et perspectives

Editorial 

 Qu’elle nous inquiète ou nous fascine, la nuit nous laisse rarement indifférent. C’est un espace-temps particulier pour l’homme, générateur de fantasmes et de représentations, révélateur sans fard des inégalités sociales, comme l’ont encore rappelé récemment les vifs débats autour de l’ouverture des commerces en soirée. Mais la nuit est aussi porteuse d’espoir : on y « refait le monde » et c’est peut être aussi le moment où l’on perçoit le mieux les signaux faibles de ce que sera la société de demain. D’autant plus que la nuit est de moins en moins synonyme d’obscurité et de repos. Ces dernières années, la plupart des évolutions observées dans nos manières de travailler, de consommer, de bouger ou de prendre du bon temps… ont contribué à gommer les frontières entre le jour et la nuit. Dans la ville « 24h/24 », « hyper-mobile » et « hyper-connecté », les transports en commun se prolongent et se diversifient, les services et les commerces étendent leurs horaires d’ouverture et le travail de nuit se développe.

 Et pourtant, la nuit demeure dans le champ scientifique et opérationnel un temps relativement méconnu, dont les spécificités sont souvent ignorées, y compris dans de grandes capitales comme Paris. La nuit, tout se réduit, vient à manquer ou devient plus difficilement appréhendable : nos perceptions sensorielles sont amoindries, les données statistiques sont lacunaires, l’espace public se réduit à quelques places, rues et quartiers… Certaines catégories de population s’effacent progressivement (les femmes, les familles, les personnes âgées), alors que d’autres deviennent plus présentes (les jeunes festifs), ou simplement plus visibles (les « marginaux », les sans-domicile fixe). Et dans ces villes que l’on construit pour le jour, les espaces de gouvernance et de citoyenneté se réduisent encore une fois la nuit tombée, à l’exception de quelques initiatives intéressantes mais isolées, comme les « états généraux de la nuit » à Paris, les « chartes de la nuit » ou l’élection symbolique de « maires de nuit » dans quelques villes françaises.

 C’est partant de ce constat que la Ville de Paris nous a confié la réalisation d’une étude sociologique publiée en partie dans ce nouveau numéro de Recherche sociale. Elle visait à mieux connaître les usages nocturnes de l’espace public parisien, et ainsi permettre à la collectivité de mieux les prendre en compte dans ses politiques d’aménagement, d’animation et de gestion de l’espace public. En nous associant avec Luc Gwiazdzinski, l’un des rares chercheurs à s’être intéressé plus spécifiquement à la question de la nuit urbaine, cette mission nous a permis d’éclairer d’un jour nouveau l’espace public de nos villes contemporaines. Nous avons pu constater que « la nuit » et « l’espace public » étaient jusqu’alors restés, pour les chercheurs comme pour les praticiens, des objets d’analyse relativement dissociés. Au même titre que nos confrères urbanistes ou architectes lorsqu’ils aménagent de nouveaux espaces publics, nous avons du réinterroger nos méthodes d’enquêtes sociologiques, éprouvées sur de nombreux sites mais lestées d’une pensée diurne de l’espace public. Or, le lecteur constatera que la nuit dans l’espace public est loin d’être uniforme dans son déroulement et dans ses représentations. De l’imbrication entre la ville qui dort, la ville qui travaille et la ville qui s’amuse, émane une pluralité d’usages et de demandes sociales à concilier, nous enseignant que la nuit est encore loin de faire consensus.

 Dans le prolongement de ces analyses et pour sortir quelque peu du cadre restrictif d’une commande centrée sur l’espace public de la commune de Paris, Luc Gwiazdzinski nous propose ensuite un article en forme d’ouverture vers les nuits urbaines et leurs évolutions à l’échelle métropolitaine. Car à l’heure où les politiques de développement durable incitent les acteurs de la ville à favoriser la « co-construction » et « l’évolutivité » de l’espace public, il devient urgent d’acter les principes d’un urbanisme plus soucieux des temps et des usages, en sensibilisant et en outillant les acteurs de la ville. Sans nier la pluralité des nuits, la diversité des attentes exprimées et les conflits d’intérêt qui s’y expriment, les textes qui suivent montrent bien l’enjeu qu’il y a à trouver le bon équilibre entre la nuit comme contrainte à réguler et la nuit comme « opportunité » pour penser de nouvelles formes d’action et d’aménagement. Ce numéro veut être une première contribution à ce débat démocratique qui doit pouvoir avoir lieu dans l’espace public de nos villes.

Damien Bertrand

FORS-Recherche sociale